Après L’Attaque de la moussaka géante (2001), délirante reprise protéiforme des séries B fifties, et Real Life (2004), avec Anna Mouglalis mais jamais sorti en France, Strella pourrait révéler plus largement Panos H. Koutras au public, après une circulation relativement intense en festivals. Un mélange touchant des genres et des histoires, personnelles et collectives, où le chatoiement ne s’oppose pas à la mélancolie.
Une brève embrassade avec son codétenu et Yiorgos quitte sa cellule. La liste serait longue des films qui s’ouvrent en même temps qu’une porte de prison, plus ou moins tournés vers l’intérieur ou l’extérieur, comme récemment le début d’Adieu Gary qui ne délivrait ses informations que par du son sur fond noir. Dans Strella la force de la scène est d’éclairer la relation entre Yiorgos et celui qui reste. Elle est homosexuelle, certes, mais surtout elle est douce, forte, comme une bouée mais loin d’être uniquement physique. C’est cela l’essentiel car en quelques secondes c’est un personnage qui est construit, et l’ambiguïté, l’instabilité éternelle du rapport entre les Hommes. Le sexe n’est jamais simple, qu’il soit acheté, désiré, voire volé.
Avec Strella, Panos H. Koutras renvoie directement à Almodovar. A Athènes, il filme avec amour un groupe de transsexuels traversant tous les âges et les genres, autour de Strella, chanteuse de cabaret et prostituée, occupations entre mille autres que Koutras accompagne d’autant de miroitements colorés, d’une agilité de captation qui évacue toute caricature. Sans trop dévoiler une partie de l’histoire il sera beaucoup question de famille, d’inceste, et indirectement – mais par ce biais-là quand même – de ce que peut être la famille quand l’identité sexuelle n’est pas celle de la société grecque traditionnelle (ça marcherait aussi ailleurs). Koutras y calque des bouts de mythologie, Œdipe en premier lieu mais en piochant également dans le vivier antique sans enfermer aucun personnage. L’important, c‘est de voir la famille de Yiorgos, ontologiquement déchirée entre ses racines traditionnelles dans le décor archaïque d’un petit village, et un présent éclaté, morcelé, qui se reconstruit non pas dans les liens du sang mais à travers des communautés.
Si la filiation avec Almodovar est certaine Koutras n’est pas un clone. Plus faible dans la puissance des sentiments et surtout dans les scènes de violence, le Grec s’épanouit dans des passages plus oniriques, donnant au kitsch de ses décors et de ses personnages un ton plus proche du pastel que de l’éclat. Son film est fragile, la fin densifierait l’action si elle intervenait avant quelques scènes de conclusion non indispensables, et les rêves numériques que fait Yiorgos sont avant tout prétexte au kitsch et à une psychologie un peu tiède. Strella est en revanche un succès lorsqu’il montre les errances douces, joyeuses ou amères, les gueules (celle de Yiannis Kokiasmenos (Yiorgos), patinée mais aux yeux pétillants) ou les corps loin de toute monstruosité. Strella nue, jouée par une non professionnelle, c’est des seins et un sexe masculin qui s’affirment ensemble. Rien de plus doux que ce beau corps, sinon le réalisateur lui-même, plus provocant à filmer cette tendresse que les excès d’une communauté rarement mise en avant à d’autres titres.
Ces corps artificiels et authentiques sont filmés, comme par mimétisme, avec une lumière toc, quelques effets dont on pourrait se passer mais une sincérité payante. Tourné en super 16mm, le film passe des soirées délirantes, des visages surmaquillés aux rues granuleuses et dépouillées. Difficile même d’opposer Athènes au village de Yiorgos, le paysage ne fait pas l’homme, c’est lui qui le transforme. Si beaucoup sont paumés, chacun sait ce qu’il veut, et tente de l’obtenir à sa manière, loin des cadres. La famille bien sûr est épinglée en tant que poids terrible, les reports à travers les générations sont une malédiction. Mais puisque personne n’y échappe autant bâtir sur d’autres bases. Et si l’inceste ici est un étonnant vol, une vengeance, il est aussi plus que ça, et certains seront choqués de voir que Koutras le met sur le chemin de la quiétude. Plusieurs façons de le voir, comme une réparation ou une étape supplémentaire vers la libération. Strella ne se veut pas immoral mais place le personnage de Yiorgos dans une instabilité à rendre fou – l’amant et le père – avant de le rendre sage. La vengeance comme thérapie ? Tentative avortée de rejet total du sang familial ? Koutras n’oriente finalement pas son film sur une thèse psychologisante mais il semble rester indécis sur une position difficile à refuser. Peut-être le poids même des générations, des modes de vie qui perturbe le conteur autant que ses héros. Il reste un grand respect pour ce qu’il aimerait certainement n’être plus « un milieu », et qui dans le film montre sa plus grande victoire par la recréation d’une famille. Pas de véritable happy end, il demeure une sensation de temporaire : même la stabilité à un arrière-goût d’eau qui dort. Chacun y lira son oracle, sans échapper à son propre reflet.
Camille Pollas